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Une force de la nature [OS]

 :: Londres :: Centre de Londres
Jeu 15 Avr 2021 - 15:45


Lundi 16 Mai 2016 - Soir


L’air du soir vint lui rafraîchir les joues. Quelques mèches de ses cheveux noirs virevoltèrent, échappées de la petite queue de cheval qui les emprisonnaient. Un sac sur l’épaule, Sanae marchait dans une rue non loin de Sainte Mangouste. Il était toujours tard quand elle sortait du travail ces derniers temps et elle aimait arpenter Londres jusqu’à chez elle, prenant ce temps pour se débarrasser de tout ce qui bourdonnait dans sa tête. Un millier d’échos de patients comme un millier d’odeurs de potions et remèdes en tous genres. L’odeur de l’hôpital avait quelque chose d’unique, à la fois détestable et familier pour elle. Elle n’y prêtait attention qu’en sortant des longs couloirs blancs et en rejoignant la brise extérieure, le contraste brusquant ses sens.

Ce soir-là, elle laissait défiler les noms des rues sans s’en préoccuper, perdue dans son esprit. Son ventre grogna après cette longue journée de presque rien tandis qu’au loin le trottoir était éclairé par les lumières d’un restaurant dont les derniers clients s’en allaient. Le bruit de leur conversation lui parvint sans qu’elle ne prête l’oreille. Ils s’éloignaient alors qu’elle avançait jusque devant le restaurant. Ses pas s’arrêtèrent. Son ventre continuait de gronder. L’odeur des soins et des patients laissait place à celle de la nourriture et la sorcière tourna la tête pour regarder la façade encore éclairée. Une serveuse débarrassait les dernières tables, un grand dadet était encore derrière la caisse et elle voyait la tête du cuistot dans la petite ouverture qui donnait sur les cuisines. Elle n’avait pas envie de rentrer et de cuisiner.

La sorcière finit par entrer, replaçant son sac sur son épaule et la petite clochette sur la porte résonna joyeusement. Le grand type derrière la caisse releva les yeux vers elle et elle fit un sourire sans grande chaleur. La fatigue imbibait ses traits. Ses avant-bras vinrent rejoindre le bord du comptoir et elle demanda si les cuisines étaient fermées. Une moue désolée sur les lèvres, il lui dit que c’était trop tard et qu’ils s’apprêtaient à tout ranger. Les fours étaient éteints. Ses doigts pianotèrent sur le comptoir et elle soupira, hochant la tête, avant de finalement demander si c’était possible d’avoir un truc à boire. Je vous sers quoi ? Une hésitation la prit comme un vertige. Son regard caressa les bouteilles d’alcool derrière le bar et une envie rugit au fond d’elle-même. La bouche sèche, elle balbutia qu’elle voulait un soda. Oui, juste un soda. Un soda, c’était bien. Elle n’avait pas besoin d’alcool. Pas besoin de tequila, de whisky, de vodka. Pas besoin non plus de truc à sniffer.

Elle sortit une petite boite avec des cachets verts, en prit un et le fit descendre avec le verre qu’on lui apporta. Elle regarda, un peu absente, les petites bulles du liquide remonter à la surface et pétiller comme de minuscules explosions humides. Elle faillit ne pas entendre la clochette de la porte derrière elle alors qu’un mec entrait, plutôt grand, les épaules larges, un bonnet sur la tête et la démarche pas très rassurante. Même demande du type. Même réponse mais de la serveuse cette fois-ci. Plus l’heure de cuisiner. Sauf que le type n’avait pas l’air d’apprécier. Dans le reflet du miroir qui s’étendait derrière le bar, Sanae voyait les traits de la serveuse se tendre. Agacée, elle tentait de lui faire comprendre que ce n’était pas la peine d’insister.

Son sac posé sur une chaise haute, Sanae se contentait de garder un œil sur l’échange en portant son verre à ses lèvres. L’exclamation enragée de la serveuse lui fit tourner la tête d’un seul coup « Hey ! Je vous ai déjà dit qu…. »  - « Ouais, ouais c’est ça ta gueule. » Le type la contournait pour aller frapper à la porte des cuisines et le même grand dadet, plus fin que le client, sortit immédiatement. La sorcière sentait ses nerfs commencer à crisser mais elle ne bougeait pas, regardait la situation évoluer en observant les gestes, l’attitude, se surprenait à faire attention aux déplacements du client, à sa carrure, sa façon de se positionner. Le ton montait et le client bouffait la distance qui le séparait du grand dadet trop fin, presque front contre front, menaçant. Il faisait pression, incapable d’accepter le non. Sanae posait son verre, sa main glissant sur le rebord du comptoir alors qu’elle faisait un pas de côté, ses prunelles analysant la situation. La tension ambiante calcinait sa fatigue et la dissipait. « Vous êtes toujours ouverts alors vous allez m’faire à bouffer okay ! Tu retournes en cuisine et tu dis à ton cuisto de merde de rallumer son four. Vous pouvez pas refuser un client. » Si, ils le pouvaient. C’était d’ailleurs l’avis de la serveuse qui s’avançait, tentant de s’interposer pour éloigner le type de son collègue et à peine avait-elle posé une main sur l’épaule du gars pour l’obliger à reculer que ses grandes mains attrapaient le bras fluet de la jeune femme dans une prise qui la fit grimacer, déclenchant les exclamations du collègue.

Elle ne sut vraiment à quel moment elle l’avait décidé mais Sanae s’était avancée rapidement, comme si ses muscles s’étaient préparés à agir d’un seul coup. Le type était grand, baraqué, mais elle avait la technique et l’effet de surprise de son côté. Prenant son élan, la sorcière ne tarda pas à se propulser sur lui pour passer un bras sous sa gorge, encerclant son cou, basculant son corps pour l’emmener plus loin, passant son autre bras par-dessous le sien jusqu’à emprisonner son épaule. Ils reculèrent ensemble et il se plia en avant pour tenter de la déloger, sa main s’abattant sur le bras qui enserrait sa gorge et l’étouffait. Elle sentit l’épaule du gars craquer et dans un grognement, il recula contre le bout du comptoir et elle retomba sur ses pieds, le poussant plus loin pour avoir de la distance tandis que la serveuse et son collègue restaient médusés et qu’à travers l’ouverture des cuisines, deux commis regardaient la scène.

Le grand type se retourna et Sanae propulsa son pied contre sa cage thoracique, enchaînant les coups jusqu’à ce que son poing s’abatte sur les côtes, sur la mâchoire, sur le ventre déjà touché. Il se  passait souvent la même chose. Les gens prenaient une respiration, gonflaient le thorax sous le coup et c’était le moment qu’elle aimait pour frapper en plein buste, coupant la respiration. Les coups s’enchaînèrent avec une rapidité déroutante. Elle ne pensait plus, elle agissait. Et peu à peu, le type bien remonté, plus rageur à mesure qu’il tentait de l’atteindre sans vraiment y parvenir, finissait par reculer jusqu’à la sortie. Elle le poussait dans cette direction, l’amenait à se retrancher. Un dernier coup de pied propulsé dans le ventre acheva sa rébellion et ce fut le moment où le cuisto en chef sortit des cuisines avec une batte de baseball entre les mains.

« Dégage d’ici ou en plus de te prendre une branlée par la demoiselle, ta cervelle se retrouvera sur cette batte. » Le ton ferme et assuré ne demandait pas de réponse mais une soumission claire et immédiate. Sanae faisait face, essoufflée, au client qui avait perdu son bonnet et sa verve. Le visage rougi, il cracha au sol et sa main tâtonna pour trouver la poignée de la porte avant de s’en aller en reculant, leur lançant un regard furieux. L’égo avait pris autant de coups que le corps.

Quelques secondes de silence alors que la sorcière regardait la silhouette du type disparaître dans la rue. Elle finit par se retourner.

Un raclement de gorge.
« Désolé... » murmura-t-elle avant de se diriger vers son sac pour prendre un billet et le poser sur le bar, réglant son soda, les mains encore tremblantes de toute cette sensation d’adrénaline délicieuse qui la parcourait encore.

Le cuisto eut un sourire en coin. Brun, grand, il avait cette espèce de musculature discrète et sèche qui pouvait être redoutable. Les épaules bien dessinées, la mâchoire carrée, il avait un regard d’un vert perçant et une légère barbe. Derrière lui, la serveuse revenait et se plaçait à ses côtés, les bras croisés, un sourire aux lèvres.

« Désolé de quoi ? dit-il en posant la batte sur le comptoir, se rapprochant de la sorcière. Et garde ton argent, j’ferai jamais payer quelqu’un qui vient de défendre ma fille. »
Elle eut un regard vers la serveuse qui lui fit un clin d’oeil.
Sanae eut un hochement de tête et mit son sac sur son épaule. L’homme lui tendit une main qu’elle regarda avec hésitation.
« T’as une sacré droite petite. » lui dit-il simplement.
Ça voulait dire merci.
Elle tendit sa main.
Ça voulait dire de rien.

Dans l’ouverture des cuisines, un des commis posa un sac contenant des barquettes. La serveuse s’en saisit et le tendit à Sanae.

« T’as gagné le droit de prendre les restes, lui dit-elle.
- J’reviendrai botter le cul de vos clients plus souvent alors. »
Le père eut un sourire amusé alors qu’elle prenait le sac.
« Ça pourrait se faire ouais...Dis-moi, pour te battre comme ça t’as été entraîné…
- Vrai.
- Compétitions ?
- Pas vraiment, juste des combats amicaux, en quelque sorte…Et beaucoup d'entraînements. »
Il eut un mouvement de menton vers elle en s’approchant, passant une main sur son menton.
« T’es pas flic hein ? » Elle eut un souffle amusé et répondit non de la tête. « Si des combats...moins amicaux….t’intéressent, reviens quand tu veux. S’pourrait bien qu’on ait une place pour toi dans notre petit club. Ma fille me répète tous les jours qu’on n’a pas assez de femmes dans le groupe, tu ferai bien l’affaire.
- Votre petit club... répéta-t-elle en levant un sourcil.
- Boarf...quelques gens de confiance qui veulent se défouler dans les règles de l’art. »
Elle eut un sourire et acquiesça. «J’y penserai. »

Il lui fit un clin d’oeil et tapota son épaule d’un geste vigoureux. « Quand tu veux petite. »
Un dernier sourire à la serveuse et Sanae s’en allait.

Chelou ce restau’…

Quelques rues plus tard, elle transplanait.
Pas pour réapparaître chez elle mais plutôt dans un appartement qu’elle connaissait bien désormais. Un appartement avec des cartons entassés dans un coin, des restes de vaisselle dans l’évier, des fringues sur le dossier d’une chaise et des chaussures jetées en plein milieu. Dans le canapé, vautrée sur le dos, une silhouette féminine se trouvait endormie, ses boucles blondes étalées sur un coussin alors que la télé était toujours allumée. Sanae déposa lentement son sac et la bouffe par terre avant de s’avancer sans bruit, contournant le canapé pour venir s’accroupir près de la tête blonde partie au pays des rêves où elle devait sûrement envoyer valser des balles dans la tronche de ses ennemis. Sanae enleva la mèche blonde qui barrait le front de Margo, un sourire étirant ses lèvres. Elle attrapa silencieusement le plaid tombé par terre et le replaça sur la sorcière, redressant la jambe qui tombait presque dans le vide pour la passer sous la couverture.

Le temps continuait à s’écouler mais elle demeurait là, à regarder ce visage paisible, surveillant le sommeil qui était venu cueillir la sorcière plus tôt qu’à l’ordinaire. Et Sanae laissait ses pensées dériver après les avoir retenues toute la journée, enlevant le barrage pour que le flux puisse reprendre sa route.

« Comment est-elle ?
- A la hauteur de sa réputation. »
Sanae avait souri, posant tranquillement ses mains sur ses cuisses. Son père était retourné à son journal, le front légèrement plissé, le regard fixe derrière ses petites lunettes. Avare en mots, comme toujours.
« Tu penses qu’une seule personne peut suffire à te protéger ?
- Oh, Mrs Beaumont est une force de la nature. Je ne suis pas inquiet. Elle a de très bonnes recommandations.
- Et elle va te suivre toute la journée à partir de maintenant ?
- En effet, oui. Dès demain.
- Lui a-t-on dit qu’elle risquait fort de s’ennuyer ? »
Le regard de Masahiro se releva de derrière ses lunettes. Personne d’autre n’aurait pu le voir mais Sanae savait qu’il souriait. La jeune femme avait pincé les lèvres, retenant à son tour un sourire.


Une force de la nature. Oui, elle l’était.
Même endormie, même silencieuse, là allongée sur un canapé dans lequel était coincé probablement des télécommandes, des manettes et des morceaux de chips abandonnés. Sanae passa un pouce sur la peau douce de sa joue. Un effleurement alors que son esprit continuait d’être harcelé par des voix lointaines.

« Sais-tu ce qu’est un X-men, Sanae ? »

La question avait au moins eu le mérite d’étonner la jeune femme qui avait coincé le téléphone entre son épaule et son oreille, occupée à plier des torchons.

« Euh...oui, c’est un mutant avec des pouvoirs appartenant à une fiction moldue….tu as eu Adam au téléphone ou tu as allumé par erreur la télévision ?
- Rien de tout ça. Mrs Beaumont semble penser que j’ai quelque pouvoir extraordinaire qui me confère la capacité de voir derrière mon dos. »
Un souffle amusé à l’autre bout du file.
« Je crois bien qu’elle a mis le doigt sur quelque chose.
- Hm.
- Combien de temps seras-tu encore coincé à Londres ?
- Encore quelques semaines, je le crains. J’ai encore du travail qui demande toute mon attention.
- Pense à t’aérer.
- Hélas, la paperasse me retient en otage.
- Oh, voilà qui doit être terriblement excitant pour une tireuse d’élite. Rien de plus terrifiant que la menace d’une coupure de papier.
- J’occupe Mrs Beaumont grâce à des devinettes. Je crains qu’elle ne me maudisse encore de la dernière. »
Sanae avait eu un rire léger.
« Combien de temps as-tu retenu la réponse avant de la lui donner ?
- Trois jours. La patience n’est pas la plus grande qualité de Mrs Beaumont mais elle est obstinée. Elle me fait penser à toi. »


Oh, Masa...comme tu avais raison.

A la regarder, Sanae se demandait à quel point les choses auraient été différentes si son père avait toujours été sous la garde de Margo au moment de sa mort. Si elle aurait pu le sauver, si elle aurait vu la menace…

Son pouce continuait de tracer la joue de la sorcière, allant jusqu’à la bordure de ses cheveux blonds. Elle découvrait combien elle aimait faire cela. Passer ses doigts sur sa peau, jouer avec ses cheveux en la regardant comme s’il n’y avait rien de plus fascinant que les expressions qui passaient sur son visage endormi. Elle s’était toujours demandée pourquoi les gens faisaient ça, pourquoi il s’émerveillaient de si peu, pour quelles raisons ils semblaient si ébahis de tout ce qui sortait de la bouche de l’autre. Cette fascination-là, elle ne l’avait jamais comprise, jamais ressentie autrement qu’à travers d’autres esprits. Jamais le sien n’avait été autant parasité, pas comme ça, pas si fort, pas de façon si vibrante. Elle se surprenait à avoir des gestes aux significations jusqu’alors inconnues et se maudissait intérieurement de n’être qu’une âme ordinaire quand elle faisait face à cette femme qui l’obsédait tant. Elle n’était pas mieux que tous ces étourdis qui souriaient dans le vague avec les yeux pétillants. Pourtant, si une partie d’elle trouvait cela ridicule et détestable, elle ne cherchait même plus à combattre ; elle savait le courant trop fort pour ne pas être emportée.

Alors elle demeurait quelques minutes, peut-être une éternité, les genoux à terre à côté de cette silhouette qu’elle regardait sans rien dire. Elle veillait sur son sommeil en se demandant quelles images infiltraient son repos. Et quand elle se demandait combien de temps il lui restait avant que les conflits, les souffrances, la mort ou la jalousie ne viennent malmener ce lien, une ombre tranchait son visage. Une sensation viscérale l’inondait et elle venait déposer ses lèvres sur les siennes. A peine un effleurement encore, juste assez pour donner de l’eau à son âme et patienter jusqu’au lendemain.

Tu vois Masa, tu avais raison. Elle est une force de la nature. Elle aime la vie comme on peut l’aimer le mieux. Sans honte.

Elle veille sur moi comme elle a veillé sur toi.
Et je veille sur elle comme tu aurais aimé que je le fasse.
De loin ou de près.
Mais avec la même force qu’elle a pour aimer la vie.



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Sanae M. Kimura
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